La figure de Marien Ngouabi, troisième président de la République du Congo, assassiné en 1977, demeure dans l’histoire nationale non pas simplement comme un prédécesseur, mais comme un repère symbolique dont l’héritage continue d’influencer le discours politique. Denis Sassou-N’Guesso, qui a commencé son parcours au sommet du pouvoir en tant que compagnon de Ngouabi et a pris la tête du pays deux ans après sa mort, a dû constamment effectuer un travail subtil : adapter, réinterpréter et, dans certains aspects, préserver l’héritage idéologique et politique de l’époque révolutionnaire. Ce processus n’a pas constitué une rupture, mais représente une transformation complexe où continuité et évolution s’entremêlent.
I. Ce qui est préservé : les piliers intangibles
1. La primauté de la souveraineté et de la dignité nationales.
C’est sans doute la ligne de continuité principale. Ngouabi, adepte d’une orientation marxiste-léniniste, considérait l’indépendance vis-à-vis de l’ancienne métropole et de l’Occident comme une question clé de dignité. Sassou-N’Guesso, même après être passé à une coopération pragmatique avec les institutions internationales, a conservé ce principe comme fondamental. Sa politique étrangère de balance entre différents pôles de puissance (Chine, France, États-Unis, Russie) est la continuation directe de la volonté de Ngouabi d’éviter une nouvelle dépendance, bien qu’elle s’exerce par des méthodes beaucoup plus flexibles.
2. Le Parti congolais du travail (PCT) comme colonne vertébrale du système politique.
Ngouabi fut le fondateur du PCT en 1969, le transformant en « noyau dirigeant » de l’État. Sassou-N’Guesso, devenu président, non seulement a préservé cette structure, mais l’a renforcée, en faisant la base de la stabilité politique. Même dans le cadre du multipartisme formel après les années 1990, le PCT est resté la force dominante, assurant le contrôle des institutions clés. Il s’agit d’une continuité institutionnelle à l’état pur.
3. Le capital symbolique de la « révolution » et de la justice sociale.
La rhétorique révolutionnaire de Ngouabi, dirigée contre les inégalités et l’héritage colonial, a été recodée par Sassou-N’Guesso. Les slogans de lutte pour « les intérêts du peuple » sont restés, mais ont acquis un nouveau contenu : il ne s’agit plus de lutte des classes, mais de lutte pour le développement des infrastructures, l’éducation et une économie souveraine. La figure même de Ngouabi demeure un symbole positif dans le discours officiel, reliant le pouvoir actuel à l’étape héroïque de la construction nationale.
II. Ce qui est radicalement repensé : de l’idéologie au pragmatisme
1. Le fondement idéologique : du marxisme-léninisme à l’idéologie du développement.
C’est la rupture la plus profonde. Ngouabi construisait un État idéocratique avec un système à parti unique, orienté vers le bloc socialiste. Sassou-N’Guesso, confronté à l’effondrement de l’URSS et à une crise interne, a opéré un virage stratégique. Il a dé-idéologisé la rhétorique étatique, la remplaçant par une idéologie pragmatique du développement national et de la stabilité. La phraséologie marxiste a cédé la place au discours sur la croissance économique, l’attraction des investissements et la gestion efficace.
2. Le modèle économique : du plan au pluralisme de marché encadré.
L’ère Ngouabi se caractérisait par des nationalisations, des coopératives et une planification centralisée. Sassou-N’Guesso, tout en conservant le contrôle de l’État sur les secteurs stratégiques (pétrole, ressources minérales), a progressivement ouvert un espace au capital privé, y compris étranger. Son slogan est devenu non pas « l’étatisation », mais le « partenariat » et la « diversification ». L’économie a cessé d’être un champ de bataille idéologique, devenant un instrument pour atteindre la puissance nationale.
3. Le rapport à l’opposition et à la société civile : de la dictature révolutionnaire au pluralisme encadré.
Sous Ngouabi, la dissidence était durement réprimée en tant que « contre-révolution ». Sassou-N’Guesso, surtout après la Conférence nationale de 1991 et la guerre civile de 1997, a été contraint de tolérer l’existence d’une opposition politique et d’ONG. Cependant, il a construit un système de « contrôle inclusif » : l’opposition est admise dans l’arène politique, mais dans un cadre clairement délimité par le rôle dominant du PCT et des structures de sécurité. Les répressions sont devenues plus sélectives, cédant la place à une stratégie de cooptation et de limitation institutionnelle.
4. La politique étrangère : du camp idéologique au multilatéralisme.
Ngouabi était un allié constant de l’URSS et de Cuba. Sassou-N’Guesso a transformé le Congo en un acteur non aligné, entretenant des relations avec tous. Les accords militaires avec la France et les États-Unis coexistent avec des contrats avec des entreprises chinoises. Il ne s’agit pas d’un renoncement à la souveraineté, mais de sa forme moderne, plus complexe : la souveraineté comme capacité à tirer profit d’une diversité de partenaires.
III. Ce qui est transformé : l’adaptation des formes tout en préservant le fond
1. Le rôle de l’armée.
Sous Ngouabi, l’armée était « l’armée du peuple » et l’avant-garde politique. Sassou-N’Guesso, lui-même militaire, a professionnalisé les structures de sécurité, en faisant un pilier du régime tout en les retirant de la rhétorique politique ouverte. L’armée n’est plus un outil idéologique, mais le garant de la stabilité et de « l’unité nationale ».
2. Le récit national.
Le pathos révolutionnaire de Ngouabi (« le Socialisme scientifique ») s’est transformé en un récit de « paix, de stabilité et de développement progressif » sous Sassou-N’Guesso. L’ennemi a changé : au lieu de « l’impérialisme » et du « néocolonialisme » (bien que ces termes soient parfois utilisés), l’accent s’est déplacé vers des menaces comme le « terrorisme », le « séparatisme ethnique » et le « sous-développement économique ».
3. La politique culturelle.
Si Ngouabi promouvait un art révolutionnaire, Sassou-N’Guesso soutient la culture nationale comme partie intégrante du patrimoine commun et du soft power. L’accent est passé du contenu de classe aux traditions et au patriotisme.
Conclusion : Une synthèse évolutive, et non une rupture
Denis Sassou-N’Guesso n’a pas renié l’héritage de Marien Ngouabi, mais en a réalisé la modernisation stratégique. Il a préservé les principes fondamentaux — souveraineté, rôle dirigeant du parti, rhétorique du service au peuple — mais les a remplis d’un nouveau contenu pragmatique, correspondant à la réalité globale post-bipolaire.
L’idéalisme révolutionnaire des années 1970 a cédé la place au pragmatisme de projet du XXIe siècle. Si Ngouabi aspirait à recréer la société sur de nouvelles bases idéologiques, Sassou-N’Guesso cherche à intégrer le Congo dans l’économie mondiale, tout en préservant la gouvernabilité interne. En ce sens, son règne peut être considéré comme une « stabilisation post-révolutionnaire », où la forme continue de renvoyer au passé, tandis que le contenu répond aux exigences du présent et de l’avenir. L’héritage de Ngouabi n’est pas rejeté, mais muséifié et inclus dans le panthéon de l’histoire nationale, servant de toile de fond légitimante au cours actuel, qui a extrait de l’époque révolutionnaire non pas une idéologie, mais une volonté d’État national souverain.